– Mon voisin est un con !
L’exclamation claque dans le silence de la salle d’attente et fait sursauter tous ses occupants. L’homme qui a prononcé ces mots, satisfait de l’effet qu’il a produit, laisse aller son dos contre le dossier de sa chaise et croise ses doigts en reposant ses mains sur son gros ventre. Un sourire se dessine sur son visage. Il se tourne vers la femme assise à sa gauche. – Mon voisin est un con, Madame. La femme interpellée, ne sachant comment réagir, se recroqueville sur sa chaise et plonge son nez plus profondément dans le magazine ouvert qu’elle tient entre ses mains. À la voir ainsi, on se dit aisément qu’elle aimerait bien avoir le pouvoir de disparaître à jamais ou tout du moins, qu’elle aimerait être ailleurs. Mais l’homme ne se laisse pas démonter et il poursuit en s’adressant toujours à elle : – Je sais bien que personne n’assume ce qu’il pense ! Mais moi, j’ose dire tout haut ce que tout le monde sait déjà. Et je n’en ai pas honte ! Mon voisin est un con, c’est un fait ! Le dire ou le taire ne changera pas son état. L’homme s’anime à nouveau. Il fait chaud dans la pièce et le ventilateur peine à rafraîchir l’ambiance suffocante du lieu. Le soleil darde ses rayons sur la baie vitrée. Une grosse mouche se tape régulièrement contre la vitre, s’obstinant à vouloir traverser le verre pour s’échapper. De grosses gouttes de sueur perlent au front de l’homme. Il sort un mouchoir déjà trempé de la poche de son veston et tente vainement de les éponger. Ses gestes lui demandent un tel effort qu’il sue d’autant plus et des sillons de liquide s’écoulent maintenant sur ses joues, glissent rapidement vers son menton pour finir quelques centimètres plus bas, sur sa chemise. L’homme est si gros que le moindre de ses mouvements fait grincer la pauvre chaise qui le supporte encore, mais pour combien de temps ? Il bougonne : – Mon voisin est un con ! Un véritable con ! Rien n’y personne ne peut changer quoi que ce soit à cette évidence. C’est un fait et puis c’est tout. Mais alors que personne ne valide ou n’invalide son propos, l’obèse se tourne vers la droite et voyant son reflet dans le miroir, il lui clame : – N’est-ce pas, Monsieur, que vous êtes un con ? © Marushka Tziroulnikoff – Juin 2018
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– J’emprunte le tunnel descendant et une fois que je suis arrivée à destination, je chemine dans celui qui mène à la grotte.
– Comment descendez-vous dans le premier tunnel ? – Je m’assieds dans mes fesses. Un silence déconcerté plombe soudainement l’ambiance. Les deux hommes se tournent l’un vers l’autre. Le premier, celui qui a posé la question, interroge son collègue du regard. Celui-ci lui répond par un haussement d’épaules. La femme qui leur fait face semble détendue. Et sérieuse. Aucune ironie sur son visage, aucune raillerie dans sa posture. L’homme reprend la parole : – Vous pouvez nous expliquer comment vous faites ? Sa tête est baissée et il regarde la femme par en dessous. Mona n’aime pas les gens qui regardent par en dessous, leur attitude dénote la fausseté, l’hypocrisie, le vice. Mais Mona a également tout de suite remarqué que c’était lui qui était le meneur et qu’il avait sans conteste de l’ascendant sur tout son entourage. Il faut donc qu’elle le ménage, qu’elle ne s’oppose pas à lui, qu’elle ne l’attaque pas de front. Si elle tente de lui résister ou de lui imposer quoi que ce soit, il est du genre à lui faire subir les pires atrocités possibles et inimaginables. Elle est coincée ici et elle sait qu’elle n’est pas près d’en sortir. Dans l’immédiat, elle n’a pas d’autre option que de tenter de rendre sa captivité moins inconfortable. Elle jette un bref regard au deuxième gars. Celui-là se contente de suivre le mouvement. A-t-il seulement la capacité de penser par lui-même ? S’autorise-t-il à avoir une opinion personnelle ? Elle détourne la tête, sa réflexion validant son tout premier ressenti : le deuxième homme n’a aucune importance, aucun pouvoir, il n’est qu’un figurant. Mona prolonge la pause avant de répondre. Il faut qu’elle choisisse précieusement chacun des mots qu’elle va prononcer. Il faut qu’elle reste vigilante, sous contrôle. S’il émane d’elle la moindre intention de sarcasme, inconsciemment, l’homme la ressentira et c’en sera fini de l’entretien. – En ce moment, comme vos yeux vous permettent de le constater, je suis assise sur une chaise. Pour m’asseoir dans mes fesses, je cesse de projeter mon regard vers l’extérieur et je le tourne vers mon intériorité. Disons que j’imagine, que je me visualise en train de m’asseoir dans mes fesses. – Et pourquoi vous asseyez-vous dans vos fesses ? – C’est un code, un conditionnement que j’ai choisi de mettre en place. C’est le signal que mon cerveau reconnaît comme étant le point de départ pour entrer dans certains états modifiés de conscience. – Parce que vous ne procédez pas toujours de la même façon ? – Non. – Qu’est-ce qui vous amène à procéder autrement ? – Mon intention. Alors même que plusieurs caméras disséminées dans la pièce filment l’entrevue, l’homme griffonne quelques notes sur un bloc posé en équilibre sur son genou droit. – Vous pouvez nous parler de vos intentions ? – L’intention est la base. Nous sommes tous animés par des intentions. Constamment. Chaque acte que nous posons dans nos vies est une réponse à une intention sous-jacente. – Tout débute donc par une pensée ? – C’est votre croyance ? – Pourquoi mentionnez-vous la croyance ? – Parce que c’est ainsi que nous fonctionnons. Nous baignons dans un système de croyances aussitôt que nous sommes conçus, aussitôt qu’un spermatozoïde a fécondé un ovule. L’utérus qui va nous porter pendant neuf mois fait partie d’un organisme plus grand, celui d’une femme. Mais cette femme n’est pas uniquement composée de matière, elle est aussi dotée de pensées, d’émotions, de sentiments. Chaque être vivant, quelle que soit l’espèce à laquelle il appartient, forme un ensemble dont toutes les parties sont indissociables les unes des autres. L’homme a posé son stylo, Mona a réussi à capter son attention. Il faut qu’elle continue, il faut qu’elle évite de le laisser livré à lui-même. Il faut aussi qu’elle ne cède pas à l’impatience. Chaque chose vient en son temps. Il faut savoir doser, avec parcimonie. Maintenant que le type qui lui fait face a commencé à ouvrir son esprit, il faut qu’elle s’introduise délicatement dans celui-ci afin d’y semer la graine d’une nouvelle croyance. Il appartiendra ensuite à l’homme de faire germer cette graine. Mona n’est pas une manipulatrice. Mona est une éveilleuse de conscience. Elle poursuit son monologue avec douceur. Elle connaît le pouvoir du verbe ainsi que la puissance hypnotique du rythme et de l’intonation de sa voix : – Vous venez de me demander si tout débutait par une pensée. L’homme opine. – J’en déduis donc tout naturellement que vous avez la croyance que la pensée est à l’origine de chacun de nos actes. L’homme acquiesce, une fois encore. – Croyez-vous que les animaux soient capables de penser ? – Non, je ne le crois pas. Mona réprime un sourire. L’homme lui sert sur un plateau toute la perméabilité de son esprit. – Lorsqu’un nouveau-né pleure pour réclamer le sein de sa mère, a-t-il préalablement eu une pensée, même inconsciente, qui motive ses cris ? N’est-il pas tout simplement soumis à un inconfort quelconque qui générerait immédiatement une émotion ? Dans cet exemple, pouvez-vous m’expliquer à quel moment le nourrisson est doué de réflexion ? L’homme s’agite un peu sur son siège. – Il s’agit d’un réflexe inné, répond-il. – En effet, il s’agit d’un réflexe inné. Un réflexe tout d’abord physique puis presque instantanément émotionnel. S’il n’y avait aucune émotion, l’enfant ne manifesterait pas sa faim, il se contenterait de la subir. En cela, un bébé est comparable à tout autre mammifère, à cela près que l’humain est plus longuement dépendant du bon vouloir de ses congénères que ne le sont les autres espèces. Avez-vous remarqué que les poulains par exemple se mettaient rapidement debout sur leurs pattes ? Ou que les baleineaux savaient nager aussitôt mis au monde ? Mais qu’en est-il d’un petit d’humain ? Combien de temps lui faut-il avant qu’il ne sache tenir sa tête tout seul, avant qu’il ne rampe sur le sol ou ne fasse ses premiers pas ? Presque timidement et après s’être raclé la gorge, le second type intervient : – Je crois que nous nous éloignons du sujet du jour. Le premier prend une longue inspiration et appuie son dos sur le dossier de sa chaise tout en s’étirant discrètement. – Vous avez raison, Tom, nous nous éloignons du sujet du jour. Visiblement troublé, celui qui vient de parler prend toutefois le temps d’examiner la femme. Il se sent forcé de reconnaître qu’il admire la maîtrise dont elle fait preuve, mais aussi l’intelligence qui l’anime. Si cela ne tenait qu’à lui, il disséquerait son cerveau, mais il sait pertinemment qu’il ne découvrirait rien d’autre que de la matière et que ce n’est pas en étudiant la matière qu’il réussirait à percer les mystères de l’esprit. Cette femme, cette prétendue chamane, profère qu’elle voyage dans d’autres mondes, dans d’autres dimensions. Rien que par son esprit. Cela est-il réellement possible ? Et si oui, comment fait-elle donc ? Gary veut savoir. Gary veut comprendre. Il se penche à nouveau vers l’avant, vers Mona : – Revenons donc au début si vous le voulez bien. Vous choisissez de descendre dans un tunnel en vous asseyant dans vos fesses. – Oui. – Vous agissez ainsi parce que vous avez une intention précise. – Oui. – Votre intention est-elle une réponse à une émotion que vous ressentez, en ce moment précis ? – Oui. – Pourtant, vous ne manifestez aucune émotion. – J’ai appris à contrôler mes émotions. – Pourquoi contrôlez-vous vos émotions ? – Ne pas contrôler ses émotions, c’est donner à son adversaire les moyens de vous vaincre. – Vous pensez que je suis votre adversaire ? Silence. – Vous pensez que je cherche à vous nuire ? Silence. – Je ne suis là que pour essayer de comprendre. – Et une fois que vous aurez compris, si tant est que vous arriviez à comprendre, que ferez-vous ensuite de votre découverte ? Mais avant d’aller si loin, quels seront les moyens que vous mettrez en œuvre pour tenter de comprendre ? Jusqu’où irez-vous pour comprendre ? Tom manifeste un second rappel à l’ordre : – Nous nous égarons à nouveau. Sans tenir compte de sa remarque, Mona continue, en soutenant le regard de Gary : – Vous voulez savoir ce que je ressens, en ce moment précis ? Je me sens comme un singe dans un laboratoire de vivisection. Je me sens entravée, soumise au bon vouloir de ceux qui me torturent inlassablement pour tenter de comprendre quelque chose qui leur échappera quoi qu’ils fassent, car ils restent enfermés dans leur système de croyances. – Nous ne vous ferons subir aucune douleur physique, se défend l’intéressé. – Mais que savez-vous des douleurs de l’âme ? En posant cette question, c’est Mona qui, cette fois, se penche vers l’avant. Instinctivement, Gary recule. La tension est montée d’un cran, mais inutile d’aller plus avant, Mona le sait. Son vis-à-vis n’est pas encore totalement mûr et si elle poursuit dans la direction qu’elle vient d’insuffler, elle risque de le braquer, définitivement. – Revenons donc à ma descente dans le tunnel et à mon entrée dans la grotte, murmure-t-elle en reprenant sa position initiale sur son siège. Le dénommé Tom pousse un léger soupir de soulagement. Mona poursuit : – C’est une fois que je suis dans ma grotte que je rencontre celles et ceux que je nomme mes auxiliaires. Ce sont des énergies auxquelles je vais donner une forme. Une forme, mais aussi des qualités qui signifient quelque chose pour moi. Certaines personnes peuvent même pousser un peu plus loin et aller jusqu’à la matérialisation de ces énergies. C’est ce que l’on nomme souvent des entités. Les médiums les appellent fantômes. Dans le chamanisme, on parle plutôt d’animaux de pouvoir. – Mais où rencontrez-vous ces animaux de pouvoir ? Où est cette grotte ? – Elle est ici et maintenant. Gary reste interdit puis il ouvre la bouche, mais Tom l’interrompt : – Laissez-la poursuivre, vous voulez bien ? Ravalant sa question, le premier homme abdique et par un signe de tête, il invite Mona à poursuivre. – Le temps et l’espace n’existent pas. Ces deux notions sont relatives, profondément subjectives. Ce qui existe, c’est ici et maintenant. Tout ce que produit mon cerveau, il le considère pour vrai. C’est sa réalité. Ma réalité. Vous avez la vôtre. – Et donc, cela veut dire que ici et maintenant, vous êtes en contact avec vos animaux de pouvoir ? – Avec un en particulier, car parmi tout ce bestiaire, il est un animal avec lequel on se sent plus en affinité. C’est cet animal qui porte le nom de totem. – Et votre totem est là ? Avec vous ? – Oui. – Vous est-il possible de le matérialiser afin que nous le voyions ? Mona sourit enfin librement. Tout à l’intérêt qu’il porte à l’expérience et inconsciemment subjugué par la tournure que prend l’audience, Gary ne remarque pas le feu qui scintille dans les yeux de la femme, son souffle qui se fait rauque, ses muscles qui se tendent. La voix de Mona devient gutturale : – Êtes-vous certain de vouloir le rencontrer ? Êtes-vous réellement prêt ? Gary, irrémédiablement envoûté, répond par l’affirmative en hochant la tête de haut en bas. Quant à Tom – sans doute plus sensible ou plus observateur, en tout cas moins impliqué – il sent des sueurs froides courir le long de sa colonne vertébrale. Une détente subite et puissante projette le corps de la femme hors de son siège, mais alors qu’elle plante ses crocs dans le cou presque offert de sa victime, Tom jurerait qu’à cet instant précis, la créature s’est métamorphosée en loup. Lorsqu’il arrive à transcender sa frayeur et tandis que son compagnon se vide de son sang, l’homme encore valide se lève de sa chaise et se précipite vers la sortie répandant derrière lui un long et odorant filet d’urine. © Marushka Tziroulnikoff – Janvier 2020 Pourquoi s’en faire une montagne ? se questionne Julie en son for intérieur.
Encore un trait qu’elle tient de sa mère, cette manie d’exagérer la moindre parole, le moindre comportement de chacun, la moindre situation aussi. Elle regarde le courrier de rappel qu’elle tient dans sa main. Un rappel parce qu’elle a oublié de payer une facture et voilà qu’elle se met dans tous ses états comme si la fin du monde était proche. Mais qu’est-ce donc qui la stresse autant ? Elle a écumé les psys de toutes sortes et autres thérapeutes qui tiennent plus ou moins la route, le couperet est tombé : manque de confiance en soi et auto-estime en berne. Bon OK, c’est un fait et maintenant, elle fait quoi pour vivre sa vie le plus sereinement possible ? Parce que c’est pas tout de s’entendre dire inlassablement la même chose. Qui donc lui a donné LA solution à ce qui est aujourd’hui tant montré du doigt comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse ? D’un geste rageur, Julie balaye de la main la pile de papiers qui jonchent son bureau. Elle évite de justesse sa tasse de thé qui aurait alors suivi les documents quelques soixante-dix centimètres plus bas, sur le parquet. – Merde, marmonne-t-elle, sentant la colère monter encore d’un cran. Elle regarde par la fenêtre. Le temps sur la ville est gris et triste, pas de quoi alimenter la joie qui lui fait si souvent défaut. Julie en a marre de vivre avec elle-même mais comment donc changer de peau, comment changer de vie ? Elle aimerait tant être quelqu’un d’autre. N’importe qui mais pas elle-même, elle est trop imparfaite. Et les autres, sont-ils plus parfait qu’elle ne l’est ? La jeune femme sent qu’elle est dans une impasse et se demande depuis de si nombreuses années – non, depuis toujours – comment elle pourrait bien s’en sortir. – Pourquoi s’en faire une montagne ? se répète-t-elle. – Parce que la montagne... ça calme, lui dit une petite voix venue dont ne sais où. Julie sourit. Il est neuf heures et elle a toute la journée devant elle mais pour en profiter, il faut qu’elle y aille, maintenant. Elle se précipite dans sa chambre, jette son peignoir sur le lit et s’habille à la hâte. Elle tresse ses longs cheveux tout en courant vers l’entrée, enfile ses chaussures de marche et son gros blouson, attrape son sac à main et ses clés de voiture et quitte son appartement en laissant la porte claquer derrière elle. Elle descend quatre à quatre les escaliers et à peine engouffrée dans son minuscule véhicule, elle le démarre et quitte sa place de parking en trombe. Elle n’a pas conscience d’être en train de choisir une destination quelconque tandis que sa voiture quitte Pamiers et roule sur la nationale. Après Tarascon-sur-Ariège, elle bifurque sur la départementale et s’enfonce dans le Parc Régional. Encore un peu plus d’une demi-heure d’un pilotage presque automatique et la voici qui gare son véhicule sur le parking de Port de Lers. Comme mue par une fièvre quelconque, la tête vide de toute pensée ou réflexion, elle sort de sa Fiat, ouvre le coffre, y jette son sac, referme le coffre, verrouille la voiture et met les clés dans sa poche. Le temps s’est éclairci, les nuages ont presque tous disparus. Julie se lance alors sur la route en direction de Vicdessos, bifurque vers le Pont de Ganioule et tout de suite après entreprend l’ascension vers l’Étang d’Arbu. La jeune femme court presque. Elle n’a pas besoin de carte, elle connaît parfaitement sa montagne et se sent presque pousser des ailes. Alors que son intention première était de trouver le calme, elle ne fait aucune pose, obsédée quelle est par un nouveau but : le Pic des Trois Seigneurs. Elle n’a rien emporté avec elle, ni eau ni nourriture et elle se retient même de céder à l’envie de se dévêtir complètement. Se sentir libre, légère, être tout, n’être rien. En ce mois d’avril les randonneurs sont encore rares et Julie ne rencontre personne. Elle ne jette pas non plus le moindre regard sur les quelques plaques de neige gelées qui traînent ça et là ou sur la flore qui commence à éclore et les frêles herbes vertes qui s’élancent vers le haut. Quelque part en elle quelque chose la guide et ordonne à ses pieds de se poser ici et non là, de suivre tel chemin et non un autre. Comme un robot, hypnotisée, la jeune femme commence à suer, elle peine, elle halète, ses membres sont douloureux, sa gorge sèche mais elle ne tient pas compte des signaux d’alerte que lui envoie son corps. Grimper, encore grimper, toujours plus haut, toujours plus fort. Fuir la société humaine et ses contraintes qui vous limitent tant, qui vous enferment dans un système qui ne tient même pas la route mais dont tout le monde a peur de sortir. Après moins de trois heures d’ascension, sans aucune pose, Julie atteint enfin la crête. Elle a chaud, terriblement chaud, sa vue est brouillée par la déshydratation, son cœur palpite si fort qu’elle ne sent que lui qui tambourine dans sa poitrine. – Silence, tais-toi, lui dit-elle comme si l’organe allait obéir à sa volonté aussi puissante soit-elle. La jeune femme tombe à genoux sur le sol et ôte son blouson. Sentir l’air, le vent, les rayons du soleil sur sa peau. Comme si elle pelait un fruit, la voilà qui arrache presque ses vêtements, retire ses chaussures, ses chaussettes et la voici nue, complètement nue. Soudainement soulagée, elle sourit à nouveau et s’allonge, le dos sur la terre. Quelques petites pierres lacèrent sa chair, quelle importance ? Bras et jambes écartés, elle ferme les yeux et savoure l’instant, la communion avec cette nature qui l’apaise et la ressource tant. Silence. Peu à peu, sa respiration se fait plus lente, les battements de son cœur s’y accordent, le calme s’insinue en elle, de plus en plus profondément. Connectée à la terre, face au ciel, la conscience élargie, Julie ressent maintenant la planète toute entière, elle en perçoit la moindre pulsation. Elle entend le murmure du vent et les mots que se disent les insectes, de délicats arômes pénètrent dans ses narines, ses mains caressent le sol dont elle ressent toutes les aspérités, la force et la douceur tout à la fois. Elle prend une longue et profonde inspiration et son corps se détend encore un peu plus, elle commence même à sombrer doucement dans le sommeil. Combien de temps reste-t-elle ainsi ? Un léger bruit la sort de sa torpeur, un froissement d’ailes, un son harmonieux, un glissement de plumes dans la brise légère. Les yeux toujours clos, la jeune femme laisse les choses être. Elle ressent une présence, une présence animale. Elle sent que la rencontre qu’elle s’apprête à vivre est essentielle et très particulière. Julie ne souhaite pas effrayer son visiteur, elle retient son souffle, ouvre lentement ses paupières, la lumière l’aveugle. Elle prend son temps puis une ombre couvre son visage, deux yeux plongent leur regard dans le sien. Au-delà de toute émotion, Julie sait qu’elle vit un instant magique, précieux. Ses mouvements sont comptés alors qu’elle roule sur le côté et prend appui sur le sol pour commencer à se redresser. Tandis qu’elle est maintenant sur sa cuisse gauche et sur les paumes de ses mains, l’oiseau la fixe sans bouger. Non, elle ne rêve pas, c’est bien lui. Face à elle se tient un majestueux gypaète barbu. Comme pour valider la réflexion intérieure de la jeune femme, le rapace déploie ses ailes et la taille de leur envergure ne laisse place à aucun doute. L’animal marche alors vers le bord de la crête, Julie le suit, presque en rampant et se met à côté de lui, à distance respectueuse. Elle voit dans l’œil de l’oiseau le reflet du monde tout entier. Sans voix, subjuguée par la force et la beauté de l’animal, par sa puissance et sa grâce, la jeune femme laisse des larmes rouler le long de ses joues. Puis, elle prononce à voix basse, dans un élan du cœur : – Emmène-moi. Le gypaète tourne la tête pour regarder une fois encore la jeune femme, a-t-il entendu sa demande ? Puis il ouvre grand ses ailes et dans un sifflement, il se jette dans le vide. Julie se dresse à son tour, au bord du précipice. Elle ouvre grand ses bras, pousse un cri et s’élance pour le suivre. Le temps n’existe plus, l’espace n’existe plus. © 2018 - Marushka Tziroulnikoff Écrire. Écrire. Écrire. Écrire pour quoi ? Écrire pour qui ? Écrire, pour moi, c’est thérapeutique, c’est comme accoucher de moi-même. Et après ? Qui cela va-t-il intéresser ? Que dire de plus qui n’ait jamais été dit ? Tout le monde se répète, dit de façon différente toujours la même chose. Qu’aurais-je donc de nouveau à dire, d’inédit, qui puisse intéresser quelqu’un ? Et justement, si c’est inédit, comment mes mots seraient-ils alors compréhensibles par des cerveaux qui ne fonctionnent que de la même manière depuis des millénaires. Et le mien d’ailleurs serait-il capable de fonctionner autrement afin de produire quelque chose d’inédit ? Toujours tant de questions qui me tourmentent sans cesse.
Lorsque je me couche le soir, je me dis que je vais m’endormir et demain sera un autre jour oui mais voilà, je ne dors pas, je ne dors plus depuis de si longues années ressassant encore et toujours les mêmes interrogations. Je tourne en boucle, à toute vitesse, je suis dans un rond-point, j’ai besoin de sortir, de prendre une voie, n’importe laquelle, j’ai besoin de foncer. Vers quoi ? Quel est mon but ? Quel sens donné-je à mon existence ? Et si plutôt que d’accélérer encore tant et plus, je levais le pied ? Et si je ralentissais ? Et si plutôt que d’emprunter une voie pour fuir ce tourbillon, je me posais, me reposais au centre du rond-point ? Vous savez, là où l’herbe est verte, où il y aurait un arbre peut-être, avec des oiseaux, des oiseaux qui chanteraient. Et puis, il y aurait du soleil et ses rayons traverseraient le feuillage de l’arbre pour venir se poser sur mon corps, pour caresser ma peau. Et moi, je serais assise, adossée au tronc de l’arbre et je me reposerais, enfin. Le monde cesserait de tourner juste pour un instant et je pourrais explorer mon monde, celui dont je suis le centre, et plus rien n’existerait à part le silence car le chant même des oiseaux ne parviendrait plus à mes oreilles et ne toucherait plus mon âme. Je vivrais alors un instant béni, un moment sacré, je cesserais d’exister et c’est alors que je serais, tout simplement. Paradoxe me direz-vous ? Et pourquoi donc ? Alors que nous tentons tous de nous sentir vivants, alors que nous recherchons constamment l’approbation des autres, des signes de reconnaissance pour nous sentir, nous ressentir, le droit d’exister, j’ai vécu, moi, diverses expériences au cours desquelles j’ai trouvé la paix, je me suis sentie être, pleinement vivante, alors même que mon existence, que mon expérience sur cette Terre ne signifiait rien, absolument rien. Être insignifiante me rassure et m’apporte une sécurité que je n’ai jamais pu vivre autrement. Tandis que tout un chacun profère JE SUIS, aucun mot n’existe et n’exprime ce que l’on peut vivre alors dans cet état d’être qui n’est pas, qui n’est plus, qui n’a plus de besoins ni de désirs, qui n’a plus d’attentes. Je me souviens de cet accident de voiture à Toulouse il y a quelques années déjà. Il est passé minuit, je conduis le véhicule de mon compagnon, il est assis à côté de moi. Je suis épuisée par la semaine écoulée. Je ne voulais pas être là, je ne voulais pas conduire, je ne voulais pas lui dire non. Tel est mon drame, être incapable de dire non, de me respecter et de rester ensuite campée sur ma décision. Si je ne réponds pas aux désirs de l’autre je me sens tellement coupable et cette culpabilité me dévore comme le ferait une énergie sombre, noire et compacte, comme de l’acide qui détruit tout sur son passage. Comme c’est étrange, déjà là alors, nous sommes à un carrefour qui ressemble étrangement à ce rond-point. Tous les feux de signalisations sont clignotants, les lumières m’aveuglent, je ne vois pas la ligne du stop marquée sur le bitume, je fonce, pressée de parcourir les 640 kilomètres qui nous séparent de la maison. J’entends la voix de mon ami : – Freine ! J’appuie de plus belle sur l’accélérateur. Le choc est rapide, violent, je n’ai pas vu arriver la voiture qui nous percute de plein fouet, sur la droite. J’ai mal, la ceinture de sécurité me coupe la cage thoracique en deux, je suis pliée sur le volant, de la fumée s’échappe du tableau de bord et puis ce son strident, ce sifflement qui agresse mes oreilles et pourtant, je me sens si calme et si détendue. – Ça va ? J’entends très clairement la voix de mon compagnon, je me tourne et le regarde, je le vois, le reconnais mais il y a quelque chose d’étrange, d’inhabituel. J’ai la curieuse sensation d’être là et d’être ailleurs tout à la fois. Je crois que je lui souris tant ce que je vis m’est agréable et pourtant, je ressens très distinctement la douleur dans mon corps. Tout va très vite et je me sens en même temps hors du temps. – Je suis désolée pour ta voiture, lui dis-je sans réfléchir. – Sors, me répond-il. Je pense à couper le contact et à sortir la clef que je garde dans ma main tandis que mon ami décroche ma ceinture. J’ouvre la porte, sors, toujours pliée en deux. Mon compagnon me suit, je sais que sa portière est coincée, enfoncée par le choc. Nous nous éloignons de la voiture fumante. Il y a des gens autour de nous, le conducteur de l’autre véhicule qui hurle, une femme qui vient vers moi, me demande si je vais bien. Une autre femme nous dit qu’elle vient d’appeler les pompiers, il y a beaucoup de lumières et moi, je me sens si bien, si sereine. Je vis chaque instant, chaque seconde avec un tel détachement que je savoure pleinement. Le conducteur de la grosse voiture qui nous a percuté s’avance vers moi, menaçant : – Mais vous ne m’avez pas vu arriver ? Mais qu’est-ce que vous avez fait ? Qu’est-ce qui vous a pris ? Vous êtes dingue. Pourquoi n’avez-vous pas freiné ? J’étais prioritaire. – Et bien non, je ne vous avais pas vu. Je suis désolée de ce qui s’est passé. Ma voix posée, douce et grave semble le surprendre et il se calme instantanément. Mon compagnon, pragmatique, est déjà en train de remplir un constat, il va bien, c’est une bonne nouvelle. Voitures de police, camion de pompier, encore plus de flashs lumineux, encore plus de bruits. Je suis à la fois totalement actrice et spectatrice de ce qui m’entoure. Je réponds aux questions que l’on me pose, sans émotions, je suis polie et précise, j’ai mal à la poitrine, je suis toujours comme coupée en deux et je me sens en même temps si grande, si droite, si verticale. Un pompier bedonnant s’approche de moi et m’invite à le suivre dans l’unité de soins, je décline. – Mais Madame, me dit-il l’air inquiet, je dois vous examiner, vous ne vous tenez pas normalement, vous comprenez ? Je dois m’assurer que vous allez bien. Un policier est là, près de nous, il se penche pour me regarder dans les yeux : – Madame, comment vous sentez-vous ? Je lui souris en répondant : – En ordre. Incrédule, le policier répète : – En ordre ? – Oui Monsieur, je me sens parfaitement en ordre. Comment expliquer à cet homme que je me sens alignée, verticale, en ordre quoi ? Comment lui exprimer, sans qu’il me prenne pour une folle et exige que je sois emmenée en observation à l’hôpital dans le service neurologie ou psychiatrie, que je me sens bien, que tout en moi est remis à sa place ? Comment lui parler du réalignement de mes différents corps énergétiques ? Comment lui dire que je suis à la fois ici et maintenant, en train de lui répondre et dans une tout autre dimension qui me permet d’être partout à la fois ? J’entends très distinctement le discours de l’autre conducteur, je vois les dégâts sur les deux voitures, je suis à côté de mon compagnon qui se laisse séduire par l’invitation d’un autre pompier, je vois tout et vis tout dans les moindres détails tout en ayant une vue d’ensemble sur la situation. Je me sens si insignifiante, si inintéressante et cela me procure une sécurité intérieure que je n’aurais jamais soupçonnée. Le policier n’insiste pas, le pompier s’éloigne, je suis seule, enfin, en paix. Je souris encore. Puis, mon ami me touche le bras. – Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Tu aurais pu nous tuer. 50 cm de plus et je perdais mes jambes. – Mais tu es là et tu vas bien, tes jambes aussi. – Tu es dingue, continue-t-il. J’ai toujours su que tu étais dingue. – Sachant cela, pourquoi donc m’as-tu laissé la responsabilité de conduire ce soir ? Pourquoi t’es-tu laissé transporté, porté par moi ? Pourquoi n’as-tu pas pris soin de toi-même ? Il me répond par un silence. Le policier qui était venu m’interroger revient vers nous. Il nous dit qu’il a contacté notre assurance et qu’il est chargé par celle-ci de nous emmener dans un hôtel pour y finir la nuit. Nous prendrons un taxi tout à l’heure qui nous emmènera à la gare puis un train qui nous mènera finalement à la maison. Je suis assise sur l’herbe, adossée à un arbre. Des oiseaux chantent au-dessus de ma tête et le soleil réchauffe ma peau et mon corps endolori. Il y a du trafic autour de moi je crois, du bruit, des mouvements, de l’effervescence. Je laisse le monde, ce monde, vivre ses hauts, ses bas, ses extrêmes tandis que dans le mien, dans mon monde, tout est silence et paix. Je suis partout et nulle part, je suis tout, je ne suis rien, je ne suis plus. Électrocardiogramme plat. © 2018 – Marushka Tziroulnikoff |
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Janvier 2021
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