Ramon et Abelardo se parlent et je crois comprendre que mon chamane invite son ami à procéder à l’appel des Esprits. Le vieil uwishin le remercie de cet honneur, il se tourne vers la cascade et se met à siffler. Il appelle, il parle et siffle encore. Je me dis en souriant que les Esprits shuars doivent être un peu sourds car Abelardo crie presque lorsqu’il s’adresse à eux, mais je sais qu’il faut que sa voix couvre le bruit de la chute. Puis les deux chamanes se déshabillent et Ramon me fait signe d’en faire autant. Je me retrouve donc en bikini entre les deux petits Shuars eux-mêmes en bermuda de bain. La température de l’air est d’une tiédeur agréable. J’ignore quoi faire et comme s’ils s’étaient donné le mot – ils l’ont peut-être fait d’ailleurs – les deux hommes se tournent vers moi en souriant. Ramon est à ma gauche et il me présente sa main droite, Abelardo est à ma droite et il me présente sa main gauche. Mains dans les mains, nous avançons tous trois et pénétrons lentement dans le bassin. Les pierres sous mes pieds sont glissantes et l’eau est plutôt fraîche. Nous sommes maintenant au milieu de la piscine naturelle, l’eau arrive juste sous ma poitrine tandis que mes compagnons Shuars n’ont plus que la tête qui dépasse. Nous formons un petit cercle dans l’eau et Ramon me tend alors une feuille de tabac. Il en donne une à Abelardo et il en prend une pour lui. Les deux chamanes mettent la feuille dans leur bouche, je les imite et nous mâchons. Puis n’ayant reçu aucune autre indication, après un moment, je l’avale. Les deux hommes reprennent mes mains dans les leurs et m’entraînent au pied de la cascade. Le bruit est assourdissant, la température est encore plus fraîche et l’eau qui m’éclabousse me glace. Je n’ai absolument pas l’intention de faire un pas de plus en avant. Ramon reste à côté de moi tandis que le vieil uwishin avance encore, se met carrément sous la chute et plaque le devant de son corps contre le rocher. Ramon me regarde, tout sourire :
– Viens Maria, viens avec moi. Je ne lui dis pas verbalement que non, je n’irai pas avec lui et que son magnifique sourire ne me fera absolument pas changer d’avis, mais tout mon corps parle pour moi. Alors même que je crois être fermement ancrée dans le sol, déterminée à ne pas bouger si ce n’est pour faire demi-tour, le petit chamane serre ma main dans la sienne et avance d’un pas décidé pour se plaquer contre le rocher, l’eau glacée lui tombant sur la tête et le dos. Et moi, bien évidemment, je suis à côté de lui et je hurle ma douleur car oui, la puissance de ce qui me tombe dessus me fait atrocement mal. Par réflexe, je tente de faire un pas en arrière et je sens alors une minuscule main qui se plaque au milieu de mon dos au niveau de mes premières vertèbres dorsales. Je suis tétanisée, incapable de bouger. Mon front est appuyé sur le rocher, mon diaphragme se bloque, ma respiration se coupe, je ne ressens plus aucune émotion, je n’ai plus aucune pensée, je suis en mode survie. Je tente une dernière fois de me débattre mais la main me maintient toujours sous la chute et j’entends alors la voix douce de Ramon : – Lâche Maria, lâche. J’aimerais lui répondre que je suis en train de crever mais je n’ai même plus la force de prononcer le moindre mot. Impossible d’inspirer l’air dont j’ai tant besoin, je suis figée, tétanisée, un voile noir brouille ma vue, je ferme les yeux pour ne plus le voir et je me sens alors tomber dans le vide. Puis soudainement, en une fraction de seconde, sans savoir comment, je cesse de lutter. Je lâche, mon corps lâche, mon diaphragme se débloque, j’inspire calmement et lentement l’oxygène. Ramon a retiré sa main de mon dos, j’ouvre les yeux et me tourne vers lui. Il me sourit et moi, j’éclate de rire. Je suis vivante ! Sous la cascade. Je ne fais plus qu’un avec elle, je ne ressens plus le choc de l’eau sur ma peau, j’ignore si elle est chaude ou froide, il n’y a plus de séparation entre elle et moi. Nous sommes Un. Je vois clair, je vois Teo au loin resté près du pick-up, je vois Abelardo qui me sourit aussi, je vois les Esprits shuars bienveillants qui sont là, avec nous. Je ris toujours et je pleure tout autant. Mon Cœur déborde de gratitude. Je suis vivante. J’ai réussi à lâcher, j’ai cessé de me battre contre l’autre – ici, la cascade – j’ai cessé de considérer qu’entre l’autre et moi il devait y avoir un dominant et un dominé. La vie circule, forte, puissante. La vie est harmonie. La vie ne fait pas mal. © 2018 – Marushka Tziroulnikoff
0 Commentaires
Votre commentaire sera affiché après son approbation.
Laisser une réponse. |
Le blog de
l'écrivain caméléon Archives
Janvier 2021
Catégories |